L’Église a reçu du Christ la mission d’annoncer & de défendre la vérité, car le glaive de la parole de Dieu est à double tranchant : il ne suffit pas de dire le vrai ; il faut aussi dénoncer le faux.
Il faut « être capable d’exhorter & de confondre » (1 Ti 1,9)
L’Église l’a fait tout au long de l’histoire, d’une manière unique au monde, sans aucun équivalent, avec la manifestation d’un charisme très particulier qui s’est toujours révélé infaillible, juste et inspiré.
Si vous décrivez un objet par une seule de ses caractéristiques (sa forme, ou sa taille, ou sa couleur), vous pouvez dire quelque chose de vrai, mais vous ne dites pas toute la vérité si vous omettez de dire tout ce qui est vrai, ou si vous ne décrivez pas l’objet dans toutes ses dimensions clés. Vous pouvez même en ce cas induire en erreur ; de même si vous proposez une seule explication à un phénomène historique, vous pouvez dire quelque chose de vrai, en passant à côté d’autres facteurs importants qui auraient dû être mentionnés, etc.
Par ailleurs, la réalité est toujours plus complexe que nos réductions et nos théories. Ce n’est d’ailleurs pas vrai que pour la philosophie, l’histoire ou la foi. C’est également vrai en sciences, où les chercheurs n’avancent qu’en affinant sans cesse les théories de leurs prédécesseurs.
Enfin, bien souvent, dans cette recherche de vérité, on en vient à mettre au jour deux aspects du réel qui peuvent paraître contradictoires. Un objet peut-il être carré & rond en même temps ? On serait tenté de dire non, mais en fait la réponse est oui.
C’est ainsi que celui qui cherche à tenir ensemble tous les aspects connus du réel s’approche plus de la vérité que celui qui ne parvient à en expliquer qu’une partie. Dans l’exemple de l’image ci-dessus, le cylindre sur l’image n’est pas carré ou rond, il est carré et rond, carré de face & rond de profil (ou l’inverse).
L’Église a toujours eu ce charisme particulier, ce sens de la foi (« sensus fidei ») qui la conduite à savoir tenir ensemble les différents aspects d’une réalité, même quand le vocabulaire ou les précisions conceptuelles nécessaires pour rendre compte de la cohérence globale de la doctrine n’étaient pas encore élaborés.
On retrouve ce « & » catholique dans la plupart des dogmes qui constituent la foi :
Lorsqu’on invente une histoire, un mensonge, on cherche d’abord à être compris et cru par ceux à qui l’on s’adresse : on est ainsi porté à évacuer tout ce qui risque de dépasser leur entendement, tout ce que l’on peine à justifier. C’est aussi le cas lorsque l’on cherche à tout expliquer avant d’avoir fini de chercher, à tout englober dans un système à la mesure de l’intelligence humaine : on évacue tout ce qui sort de son système. L’Église a été confrontée à cette logique simplificatrice dès l’origine : quand les apôtres ont connu Jésus de Nazareth, ils ont bien reconnu en lui un homme comme eux, en tout semblable à eux, à l’exception du péché. Mais ils ont, en même temps, bien compris que Jésus se révélait aussi à eux comme étant Dieu, né du Père avant la création du monde, ne faisant qu’Un avec le Père, etc.
À vue humaine, il semblait impossible de tenir les deux : soit on est un homme, une créature, soit on est le Dieu, le Créateur.
Leur système n’était-il pas tellement plus simple à expliquer, et donc à prêcher ? Pour entraîner le plus de monde au christianisme, ne fallait-il pas rendre la doctrine chrétienne plus accessible ? À chaque fois pourtant, des évêques ont réagi en restant unis entre eux, autour de l’Église de Rome[1] tandis que ceux qui défendaient des systèmes nouveaux s’en séparaient : non, ce n’était pas là ce que les apôtres avaient enseigné. Même si l’on ne savait pas encore très bien expliquer comment on pouvait tenir les deux, on savait qu’il fallait le faire, car les deux étaient vrais.
Finalement, pour expliciter ces questions et tenir ces deux données ensemble, l’Église a dû faire appel à un vocabulaire nouveau, emprunté à la philosophie grecque, afin d’exprimer avec plus de nuances cette foi reçue des apôtres : l’unique Jésus, vrai homme & vrai Dieu est une « personne » possédant deux « natures » distinctes « sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation », ainsi que l’exprimera finalement le Concile de Chalcédoine en 451.
C’est parce qu’il y avait d’abord une exigence de fidélité à la vérité de la Révélation que l’Église n’est pas tombée dans le piège de la simplification, et a été forcée d’approfondir toujours sa compréhension de la réalité, d’enrichir toujours son vocabulaire et son sens de la nuance, donnant ainsi naissance à un développement théologique absolument prodigieux, d’une richesse et d’une cohérence inouïes, et dans lequel des générations de croyants et de théologiens ont trouvé les délices de leur intelligence et de leur piété.
Ce génie de l’Église se manifeste particulièrement dans l’équilibre et la finesse de la doctrine catholique sur les rapports entre « la grâce » & « la nature », c’est-à-dire entre l’action de Dieu dans le monde & l’action propre de l’homme et des créatures.
Un petit détour par la théologie est nécessaire pour comprendre ce point clé.
Tout au long de l’histoire, la tentation des chrétiens a été d’opposer l’une à l’autre : l’action de Dieu & l’action des hommes, la liberté de Dieu & la liberté des hommes :
Au IVe siècle, un moine nommé Pélage disait en substance : « Dieu n’agit pas en nous, nous sommes libres ; Dieu se contente de nous indiquer le chemin à prendre par sa loi et par l’exemple de Jésus, et il nous revient de l’emprunter. » Il est l’ancêtre spirituel de tous ceux qui se réclament simplement des « valeurs chrétiennes ». Au XVIe siècle, un autre moine, Martin Luther, disait au contraire : « C’est Dieu qui nous sauve par un acte purement gratuit de sa part ; les œuvres de notre liberté n’y sont pour rien. » Un personnage de Sartre résume cette opposition[2] : « Si Dieu existe, l’homme est néant ; si l’homme existe … ».
Les deux tendances semblent s’opposer ; pourtant, elles reposent toutes les deux sur la même erreur : elles considèrent que l’action de Dieu & l’action de l’homme s’excluent mutuellement, comme si elles se situaient sur le même plan. Ce serait ou Dieu, ou l’homme.
Ce qu’enseigne l’Église[3] au contraire, c’est que la liberté de Dieu se déploie dans & à travers la liberté des hommes. L’Église affirme à la fois le libre-arbitre humain & l’omnicausalité divine.
On peut prendre l’image du voilier : pour qu’un voilier avance, il faut que le vent souffle, mais il faut aussi que l’homme tende la voile ; les deux actions ne s’opposent pas, elles sont complémentaires.
Cette image est souvent attribuée à saint Augustin : « Dieu fournit le vent. À l’homme de hisser la voile ».
On peut aussi prendre l’image de la musique : quand un musicien joue de son instrument, la musique provient entièrement de l’instrument ; en même temps, elle est entièrement l’œuvre du musicien ; les deux ne sont pas sur le même plan.
Bien sûr, ces deux images sont imparfaites : l’image du voilier montre mieux la liberté de l’homme, mais elle a ceci d’imparfait que le vent agit toujours sur la voile de l’extérieur ; à l’inverse, l’image de la musique montre mieux comment Dieu peut agir en l’homme de l’intérieur, mais elle est imparfaite en ce que l’instrument de musique n’est plus libre, contrairement à l’homme en qui Dieu agit. Ce n’est pas ou Dieu ou l’homme, ou la grâce ou la nature ; c’est toujours Dieu & l’homme, la grâce & la nature.
S’il était nécessaire de s’y arrêter un instant, c’est que cette articulation, cette complémentarité entre la grâce & la nature se retrouve dans beaucoup d’autres questions.
On peut l’appliquer, par exemple, à la Bible. Grâce à l’étude historique, nous comprenons de mieux en mieux le processus de rédaction des livres de la Bible : à quelle époque ils ont été rédigés, dans quel contexte, etc. Nous cherchons à connaître l’état de la culture de l’époque, pour mieux comprendre ce que les auteurs ont cherché à exprimer avec leurs mots. Et en même temps, nous croyons que tout ce processus est l’œuvre de Dieu : c’est Dieu qui parle au cœur de l’homme et se révèle à lui, c’est Dieu qui accompagne la transmission orale des histoires, qui inspire le choix des mots, etc. C’est ainsi que nous croyons que la Bible est en même temps pleinement une œuvre humaine & pleinement Parole de Dieu :
On peut l’appliquer aussi à la foi, qui à cause de l’articulation entre la grâce & la nature, est à la fois un don de Dieu & aussi un acte pleinement humain.
Il beaucoup d’autres cas qui semblent aussi relever de cette articulation de la grâce & de la nature :
Les structures et la marche de l‘Univers semblent parfois relever d’un mode de fonctionnement proche :
Mais le « & » caractéristique du génie catholique ne se limite pas à la question des rapports entre la grâce & la nature.
Il ne s’agit plus ici de l’action mystérieuse de la grâce de Dieu à travers la nature, mais de l’ordre spirituel et temporel créé, voulu, institué ou suscité par le Créateur.
On retrouve cela, par exemple, quand on médite sur le mystère de Marie. Dans un de ses poèmes, Charles Péguy décrit la Vierge Marie, « celle qui est infiniment grande, parce qu’elle est infiniment petite »[6].
Ici, c’est l’articulation entre l’infiniment grand & l’infiniment petit en Marie qui est fécond et qui rend compte de son mystère sans le défigurer.
De même, elle est infiniment riche, parce qu’elle est infiniment pauvre ; elle est montagne & abîme ; Reine & servante ; épouse & inépousée ; fontaine scellée & Mère de tous ; Vierge & féconde ; Secret du Roi & célébrée par toutes les générations ; infiniment bienheureuse & infiniment douloureuse.
La figure de Marie est un cas d’école, car elle montre bien comment la seule démarche scientifique est souvent incapable de rendre compte du mystère dans sa totalité. La science historique et l’étude biblique peuvent dire déjà beaucoup de choses de Marie mais par la sagesse de l’Église, par sa liturgie, par ses saints, par ses mystiques et dans la dévotion des fidèles, on peut aller beaucoup plus loin dans la découverte de son mystère immense et fondamental. Comme le chante la liturgie byzantine[7] : « Tu conduis les philosophes aux limites de leur sagesse … Tu mènes les savants aux frontières du raisonnement … Toi devant qui les esprits subtils deviennent hésitants … Toi devant qui les littérateurs perdent leurs mots … Toi devant qui se défont les raisonnements les plus serrés … »
De même, saint Joseph est à la fois l’humble charpentier de Nazareth & le Fils de David, le prince « de la descendance et de la maison de David » (Lc 2,4) ; avec lui Marie vit un mariage virginal & fécond.
De même, saint Paul décrit les apôtres comme à la fois tristes & joyeux, pauvres & riches, ne possédant rien & possédant tout (2 Co 6,10), surabondant de joie & vivant des tribulations (2 Co 7,4).
Il y a d’autres exemples de réalités créées entre 2 pôles à toujours garder à l’esprit :
Fondamentalement, on peut aussi dire que le chrétien possède la vérité & ne la possède pas, étant plutôt possédé par elle. Évidemment, on n’aura jamais fait le tour du mystère de Dieu, et il serait absurde de prétendre pouvoir l’enfermer dans nos définitions ; il faut bien plutôt se laisser posséder, englober, conduire par la vérité que de prétendre l’envelopper nous-mêmes. En même temps, quand on a la chance de connaître Dieu, il ne faut pas se montrer ingrat, et enfouir cette lumière sous le boisseau. Comme le disait Pascal[10] : « Dieu étant ainsi caché, toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas véritable, et toute religion qui n’en rend pas la raison n’est pas instruisante. La nôtre fait tout cela. »
Par exemple :
Dieu est-il incompréhensible ou connaissable ? Il faut tenir les deux …
Dieu est-il immuable ou s’est-il incarné ? Il faut tenir les deux …
Dieu souffre-t-il ? Il faut aussi tenir les deux :
Donc, en définitive, oui, Dieu souffre, & non, Dieu ne souffre pas.
Ces contradictions apparentes ne sont pas propres à la théologie. Elles se retrouvent dans l’Univers et dans bien d’autres aspects du réel, notamment dans la mécanique quantique, fermement établie scientifiquement :
Ainsi ce & paradoxal, - qui pouvait sembler curieux, depuis des siècles, dans cet enseignement sur la Révélation que l’Église nous transmet de la part du Créateur -, ne peut plus être considéré comme a priori contraire à la réalité tangible, depuis que la science, par la physique quantique, a découvert dans la Création des réalités tout aussi paradoxales et outrageantes pour notre bon sens, lequel n’est finalement qu’un sens commun ne pouvant aborder de plain-pied les réalités surnaturelles, ni même certaines réalités spirituelles.
Il y a là aussi plusieurs binômes essentiels, à rechercher pour avoir une attitude juste et équilibrée :
Il y a ainsi bien des équilibres à maintenir et des antinomies à tenir pour rester dans la vérité :
Enfin, en matière de morale, les Anciens disaient que la vertu se situe ordinairement entre deux contraires, l’excès & le défaut, le trop & le pas assez [15].
L’attitude morale juste est souvent une recherche d’équilibre entre deux excès potentiels.
C’est ce qu’on appelle la prudence « régulatrice de toutes les vertus qui ordonnent la vie individuelle & sociale » [16]…
On est toujours catholique & autre chose, en fonction du temps et du lieu où l’on vit, des activités que l’on a jusque dans le domaine profane : catholique & Français, Belge, Chinois ; catholique & père, mère de famille ; catholique & artiste, pompier, ouvrier ; catholique & amateur de bière, de jazz ou de randonnée … La foi ne retire pas du monde. Même les cloîtrés ne deviennent pas des anges. Appartenir à l’Église, c’est garder son identité : ses racines, son milieu, sa personnalité, ses singularités … Tout cela n’est pas fondu dans un moule unique, mais littéralement épanoui, parce que, si Dieu nous aime tous, il aime chacun de nous comme il est.
[1] Eglise qui « préside à la charité » comme l’enseignait saint Ignace d’Antioche dès le deuxième siècle (Épitre aux romains)
[2] Dans Le Diable et le Bon Dieu.
[3] La Bible témoigne aussi de ces deux réalités : L’homme est libre (par exemple : « Dieu a laissé l’homme à son propre conseil » selon Siracide 15,15) & Dieu est maître de l’Histoire, qu’il conduit comme il veut (par exemple : « Le Seigneur mène toutes choses au gré de sa volonté » selon Éphésiens 1,11)
[4] Dieu est omniscient et connaît ce qui pour nous est encore le futur : « Tout est ouvert devant ses yeux » (Hb 4,13).
[5] cf. Saint Hildegarde
[6] Dans Le Porche du mystère de la deuxième vertu.
[7] Hymne acathiste à la Mère de Dieu.
[8] Rm 11,2
[9] Rm 11,28
[10] Pensées, n. 275 (éd. Sellier).
[11] La théologie apophatique définit Dieu à partir de ce qu’il n’est pas pour signifier qu’il est au-delà de tous nos concepts. Elle affirme ainsi qu’il est inconnaissable, invisible, immatériel, infini, …
[12] Cf. Pedro de Ribadeneira, La vie de saint Ignace de Loyola
[13] Jean XXIII, Encyclique Pacem in Terris, le 1 mai 1963, au paragraphe n°158
[14] Jean-Paul II, encyclique Fides et Ratio, 14 septembre 1998.
[15] « In medio stat vertus »
[16] selon Jean XXIII dans l’encyclique Pacem in Terris, 1963, au paragraphe n°160